Alexandre Jollien – un philosophe hors du commun

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Ce témoignage peut être une ressource pour le cours de religion catholique.

Thématique : Traverser la souffrance (soit dans la phase d’éveil et de questionnement existentiel, soit dans l’axe « vivre » des ressources de la foi chrétienne).

Biographie

Alexandre Jollien est né le 26 novembre 1975 à Savièse, en Suisse. Il est écrivain et philosophe.

Sa naissance est marquée par un étranglement par cordon ombilical, ce qui le conduira à souffrir de l’athétose, un terme qui désigne des mouvements involontaires, principalement localisés au niveau du visage, des membres et du tronc. De ce fait, Alexandre vivra, de 3 à 20 ans, dans une institution spécialisée pour personnes handicapées.

En 1997, il entre au Lycée de la Planta à Sion qui lui ouvre les portes de l’Université de Fribourg où il obtient une licence en lettres au printemps 2004. Il étudie également le grec ancien au Trinity College de Dublin de 2001 à 2002. Il se marie en 2004 avec Corine, une jeune suisse rencontrée à Dublin. Ils ont trois enfants : Victorine, Augustin et Céleste.

Il a publié de nombreux ouvrages (La Sagesse espiègle, Trois amis en quête de sagesse, Vivre sans pourquoi, Petit traité de l’abandon, Le philosophe nu, La construction de soi, Le métier d’homme, Éloge de la faiblesse et La philosophie de la joie) ainsi que plusieurs chroniques.

Spécialiste de la philosophie helléniste, Alexandre Jollien est aussi un conférencier réputé. Très apprécié de son public, c’est avec humour et profondeur qu’il partage de puissantes clefs de sagesse.

Interview d’Alexandre par la revue « Psychologies »,
à l’occasion de la sortie de son livre « Le métier d’homme » :

«Rencontre avec un homme heureux » :

Alexandre Jollien est un être étrange. Une démarche empruntée, une parole malhabile, une intelligence acérée et une humanité vibrante… Il doit les deux premières à un accident de naissance : quelques instants sans oxygène l’ont condamné à l’étiquette d’IMC (infirme moteur cérébral). Les deux suivantes, il les met au service des lecteurs qui dénichent dans ses livres quelques petites lumières susceptibles de les éclairer.

A 27 ans, cet exégète des philosophes antiques, cet amoureux de la dialectique nous ouvre des voies nouvelles, puisées aux sources de ses souffrances et de son combat contre les pesanteurs du handicap. Non, il n’y a pas l’âme d’un côté et le corps de l’autre, l’une honorable, l’autre exécrable. Les deux coexistent, les deux travaillent ensemble à une pensée. Celle d’Alexandre Jollien respire une incroyable adhésion à la vie. Et une vraie légèreté.

Psychologies : Après votre premier livre, “Éloge de la faiblesse”, où vous racontiez votre combat pour sortir du handicap, qu’aviez-vous envie de rajouter dans “Le Métier d’homme” ?

Alexandre Jollien : Avec le premier livre, j’ai profité du handicap comme d’une porte ouverte. Or, par définition, une porte franchie est derrière nous. Je voulais donc aller plus loin. Pour parler à tous, pour aborder la condition humaine dans son ensemble, il me fallait dépasser le statut du « handicapé qui pense ». En expliquant ce qui m’aide à tenir debout, je livre quelques clés qui aideront peut-être mon lecteur à se poser des questions, sinon à y répondre.

Le livre est une quête de quelques outils existentiels, au sens premier du terme, « utiles à l’existence ». C’est d’ailleurs très étonnant : je relis moi-même régulièrement le chapitre sur la souffrance pour y trouver du réconfort. C’est comme si, à un moment de la rédaction, j’avais touché quelque chose d’intime pour lequel j’éprouve plus de mal dans la vie concrète… En un sens, je participe à la quête du lecteur.

Votre livre témoigne d’une force extraordinaire. D’où vient-elle ?

C’est une force qui nécessite un combat quotidien. Elle doit être entretenue comme une flamme qui est à la merci du moindre souffle. Elle vient de l’autre : on se construit avec autrui – parfois contre mais plus souvent avec –, on est fondé par l’autre. Je voue un culte sans bornes à l’amitié. Les premiers amis, au sens étymologique de « celui qui aime », sont les parents. D’ailleurs le psychiatre Boris Cyrulnik l’a bien montré : quand on commence dans la vie en ayant des relations saines avec ses parents, beaucoup de choses sont gagnées d’avance.

A la base, pour moi, il y a eu cette confiance aveugle de mes parents qui ont reçu un enfant handicapé et ont voulu en faire un être vivant. Ils ont fait confiance à la vie, ils m’ont donné confiance en moi. Rien ne me prédestinait à sortir de mon institut spécialisé sinon mes parents et mes amis. Lorsque l’on a eu une confiance fondatrice, l’espoir devient un instinct de vie. Ce qui est paradoxal en moi, c’est que la précarité extrême à laquelle semblait me condamner mon handicap a appelé à une mobilisation générale et complète. Si je n’avais pas eu cette blessure, je n’aurais sans doute pas mobilisé autant d’énergie.

Dire qu’une faiblesse extrême entraîne une mobilisation extrême, n’est-ce pas courir le risque de finir par dire que la souffrance est bonne ?

Ce serait, évidemment, contraire à tout mon propos, même s’il existe un risque qu’il soit interprété de cette façon. Le dolorisme consiste à dire que la souffrance est bonne en tant que telle, voire qu’elle est rédemptrice. Ce n’est pas la souffrance qui est bonne, c’est ce que l’on en fait ; ce sont les moyens que l’on met en place pour l’assumer, pour l’apprivoiser. La souffrance en elle-même est stérile. Elle est l’ennemi absolu et il faut tout faire pour l’annihiler. Mais si cela n’est pas possible, il faut lui donner un sens.

Le handicap m’a ouvert à la vie : ce n’est pas pour ça que la vie quotidienne d’un handicapé doit être plus dure qu’une autre. Il ne s’agit pas de justifier la douleur. Je suggère seulement de la mettre à profit pour qu’elle ne prenne pas le dessus. Les adversités rencontrées constituent ainsi un terreau sur lequel l’existence va se construire. Côtoyer la souffrance dès ma naissance m’a pourvu d’un réalisme plutôt bienfaisant : à quoi sert la douleur ? Si je ne la mets pas à profit, si je ne trouve pas de la joie, je suis perdu… Mais combien sont-ils, blessés à l’intérieur, à dissimuler leur faiblesse – y compris à eux-mêmes – et à en souffrir sans merci ?

Comment ce combat se gagne-t-il ?

Par la joie et par la légèreté. La légèreté, c’est « être un voyageur sans bagage », comme disait Nietzsche. C’est-à-dire ne pas être lesté par des fardeaux, par des peurs, par des préjugés. Être léger, c’est être libre. Chaque combat porte en lui une victoire ou une possibilité de défaite. Cela se négocie au quotidien. Le progrès de l’individu passe par le combat. Le risque, c’est l’aigreur, le découragement, la révolte, le désespoir. Ainsi, tout ce que je construis, je l’arrache à l’emprise de la souffrance ; toute la joie que je donne, je l’oppose à la tristesse et à la solitude. Rien n’est grave, puisque tout est grave.

Le mépris ou la méchanceté du regard de l’autre, c’est grave… Ressentez-vous de la colère ?

Ni colère ni haine. Tout homme est mon frère, même celui qui se moque de moi. J’éprouve parfois une grande tristesse, quand je réalise qu’il n’est pas possible de changer le regard de l’autre. Je suis triste, parce que je sais que ce regard de mépris, de pitié, voire de méchanceté, fera un jour beaucoup de mal à quelqu’un qui sera peut-être moins bien armé que moi. Le message essentiel que j’essaie de faire passer, ce n’est pas un panégyrique de la différence. C’est juste dire qu’elle existe.

Être différent les uns des autres ne signifie pas que l’un d’entre nous est plus normal que l’autre. Vous avez une définition, vous, de l’homme « normal » ? Moi pas, et pourtant je cherche! Parler de normalité revient à exclure celui qui n’est pas comme moi. La réflexion sur la normalité me hante jusqu’à la passion. Au début, je brûlais d’être comme les autres. J’aurais tout donné pour devenir enfin normal. Mais toute réduction qui circonscrit l’homme en niant l’unicité de l’individu confond l’accident et la substance. Je ne me suis jamais senti fier de mes spasmes ou de mon handicap. Une seule fierté m’habite : être un homme avec des droits et des devoirs égaux, partager la même condition, ses souffrances, ses joies, ses exigences.

Vous aimez particulièrement la notion de progrediens qui nous vient des philosophes antiques.

Gradire en latin, c’est faire un pas, progresser. Se considérer comme un progrediens, un homme en marche, en progrès, c’est savoir d’où l’on part, faire un bilan de ce qui nous constitue, de ce qui nous rend fort et de ce qui nous détruit. On ne sait pas nécessairement où l’on va, mais on va plus loin. On avance, on construit en progressant. C’est nous qui traçons la route. Nous dessinons, chaque jour, l’idéal vers lequel nous tendons par le pas que nous faisons. Le métier d’homme, c’est chaque jour se savoir progrediens, se reconnaître vulnérable, perfectible et essayer de lutter joyeusement.

Alexandre Jollien dit lui-même puiser le réconfort dans le chapitre qu’il a écrit sur la souffrance. Morceau choisi :

“La souffrance fait honte, elle isole”

« On ne perçoit que des bribes de l’angoisse subie par l’autre, de la douleur d’un malade. Si la joie, le bonheur se partagent aisément, la souffrance répugne, elle fait honte, elle isole. S’y greffe alors une autre torture : être jugé, incompris, porter seul un poids trop lourd quand plus que jamais une écoute amicale allégerait le tourment. Se mettre à la place du souffrant, voilà un exercice ardu. Rien n’est pire que la résignation béate des fatalistes qui, devant la souffrance des autres, se voilent les yeux et ne font rien, de ceux qui, condamnant les victimes, ont tôt fait de les taxer d’incapables et oublient que la souffrance pèse, alourdit, engourdit. Trop souvent elle anéantit. Avant d’accuser la victime et prétendre qu’elle se complaît dans la souffrance, peut-être convient-il de s’assurer si ce que l’on qualifiait de complaisance ne relève pas d’un désespoir abyssal. Prisonnier de la douleur, on perd aisément l’espérance et la force requises. Et chacun peut sombrer du jour au lendemain. Se peut-il que la routine, les creux du quotidien privent de l’essentiel : savoir pourquoi lutter, connaître sa raison d‘être ? Doit-on comprendre que trop de lutte épuise et tue ? »

Extrait de “Le Métier d’homme” (Le Seuil, 2002).

Il y a quelques semaines, dans le courant du mois de novembre 2018, Alexandre s’est lancé dans la création d’une chaîne YouTube qu’il alimente chaque semaine avec une vidéo appelée « pharmacopée ». L’idée est de glaner dans la philosophie quelques outils pour traverser les hauts et les bas de l’existence, explique-t-il dans sa première vidéo.  Il introduit ce nouveau projet comme suit : « Cette chaîne voudrait être à la fois un lieu de partage, un témoin de mon œuvre d’écrivain et une sorte de boîte à outils existentiels. A mes yeux, la philosophie tient essentiellement de l’exercice spirituel, d’un art de vivre. C’est pourquoi j’ai à cœur de livrer ici quelques paroles de nos devanciers comme autant d’incitations à la pratique. »

Vous pouvez d’ores et déjà retrouver les premières vidéos via ce lien