Professeur, un métier "exposé", bien bousculé par l'actualité !
Une minute de silence et de recueillement… le lundi 2 novembre au matin, tous les établissements scolaires français ont rendu hommage à Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet.
Ce drame illustre la difficulté à aborder religion ou liberté d’expression en cours. En France, les professeurs d’histoire-géographie, chargés d’enseigner également l’éducation morale et civique, se retrouvent en première ligne et parfois livrés à eux-mêmes, en manque de clés. Beaucoup ont tendance à éviter ces sujets et les risques d’affrontements que ce genre de débat entraîne.
Prof d’histoire-géo au lycée Philippe-Lamour à Nîmes, Vincent Bouget pense d’abord au temps de recueillement proposé : « ce fut l’occasion de se poser et d’avoir un discours cohérent avec les élèves ». Mais « on n’a pas tout réglé ce jour-là », déclare-t-il par ailleurs. « L’apprentissage de l’esprit critique requiert du temps, des échanges, mais il ne se fera qu’en réaffirmant des principes intangibles. »
Lui aussi en « état de sidération » après l’assassinat de son collègue, Bertrand Humeau reconnaît que la formation est « légère et limitée à un simple guide » à propos de la manière d’aborder la religion. « Ça devrait faire partie de notre travail de façon presque quotidienne mais on manque de temps et on ne le fait que quand l’actualité nous y pousse, comme les attentats de Charlie Hebdo », déclare ce prof de maths nîmois. « Les élèves sont porteurs des fractures de la société, ils viennent en classe avec le milieu dans le lequel ils grandissent. Ils ont le droit d’avoir leur opinion mais notre rôle est de leur faire comprendre qu’on peut penser différemment. »
Chloée, 48 ans, est prof d’histoire-géographie et enseignement moral et civique (EMC) pour classes de 4e en cœur d’Hérault. « En cette année anxiogène, mon cours sera optimiste en s’appuyant sur la beauté de la culture humaniste. Il s’agira de les pousser à réfléchir sur nos défis et la protection de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (…). J’essaie de mesurer leurs réactions, notamment face à cet extrait de Voltaire, douloureusement d’actualité : tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr et des mains pour nous égorger, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps. »
Plusieurs erreurs sont à éviter, pour espérer tirer toutes les leçons de cet évènement tragique :
– La première erreur serait de se complaire dans les larmes et les bougies aux fenêtres, de se limiter aux hommages nationaux et aux grands discours sans prendre, avec courage et lucidité, les mesures qui s’imposent. En commençant par mettre hors d’état de nuire ceux qui menacent la paix sociale. À chaque minute de silence doit correspondre une action continue contre ceux qui prêchent la haine. Cet hommage ne doit donc n’être que le début d’une réflexion collective de fond auquel il faut aussi associer les parents d’élèves dont certains ont, il est vrai, disparu des écrans radars. Il ne faut pas céder devant ceux qui veulent semer la terreur. Dans nos écoles, lieux d’intégration par excellence, les enseignants ne doivent pas renoncer à la transmission du savoir, ni se plier devant une quelconque menace. Sans doute faut-il le faire avec respect et délicatesse, sans souscrire à l’ironie et à la provocation d’une forme d’humour qui se pense libre et croit faire rire, mais qui ne fait que blesser et semer le trouble. C’est précisément en plongeant dans l’Histoire, en la décortiquant, que l’on saisit les plus belles réussites de l’homme, mais aussi ses compromissions et ses impardonnables faux pas qui ont conduit aux pires barbaries.
– Une autre erreur consisterait dans la tentation, pourtant grandissante au nom d’une laïcité bien mal ajustée, d’exclure les religions du débat. Débattre, prôner la rencontre pour amener l’autre à réfléchir, c’est précisément la tentative – forcément délicate – du pape François dans sa dernière encyclique. Sans être toujours compris, il a créé la surprise en associant au début et à la fin de ce document magistériel la figure du grand imam de la mosquée Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, la principale autorité de l’islam sunnite dans le monde. C’est pour affirmer conjointement que « la violence ne trouve pas de fondement dans les convictions religieuses fondamentales, mais dans leurs déformations« (Fratelli Tutti).
– Une troisième erreur encore serait de focaliser les discussions à venir sur la seule question de l’islamisme – ce qui stigmatise inévitablement la communauté musulmane, alors que les questions de communautarisme sont beaucoup plus larges : l’antisémitisme, le racisme, l’homophobie sont aussi des questions qui se posent dans nos établissements. Des élèves peuvent n’avoir aucune conviction religieuse ni politique et être porteurs, cependant, d’une grande violence vis-à-vis d’autres communautés ou d’individus fragilisés ou en souffrance, violence débouchant – trop vite, hélas ! – sur diverses formes de harcèlement.
– Enfin, pour nous, disciples d’un homme pendu au gibet qui a pardonné à ses bourreaux, la dernière des erreurs serait de renoncer à créer des ponts quand la société se délite et que les conflits se font plus profonds. Par nos actions, puissions-nous témoigner que notre foi rend libre, et non qu’elle oppresse. Qu’elle éclaire et non qu’elle plonge l’humanité dans les ténèbres.
Sources :
Lettre à mes élèves (écrite pour la rentrée du 16 novembre, vécue en code rouge)
(Lettre de Véronique Manche, enseignante au Collège Saint-Vincent de Soignies, parue dans le "courrier des lecteurs" de La Libre Belgique ce jeudi 19 novembre)
"Mon engagement est proche du don de soi"
Thibault Manhaeghe, prof dans une école des Marolles Publié le 24-10-20 dans la Libre Belgique